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L’album posthume du musicien Tony Allen ne porte pas – encore – atteinte à son droit moral

Commercialisé un an après le décès du batteur, l’album « There is no end » est au centre d’une bataille juridique. Assignée en référée par la veuve du musicien, la maison de disque Universal n’a pas causé, selon les magistrats saisis en urgence, un trouble manifestement illicite au droit moral de l’auteur par la publication et la promotion d’un album posthume.

Les musiciens meurent, mais les stars restent et leurs albums posthumes se succèdent. Mais respectent-ils l’esprit de leur musique ? Telle était la question posée au Tribunal judiciaire de Paris puis à la Cour d’appel de Paris concernant l’album posthume du pionnier de l’afrobeat et membre du célèbre groupe Africa 70 avec son comparse Fela Kuti. Décédé le 30 avril 2020 à Paris, Tony Allen avait signé au début de l’année 2017 un contrat d’exclusivité portant sur l’enregistrement en studio d’au moins deux albums avec la société Universal Music France. En novembre 2020, deux proches du défunt ont été conviés par le producteur à écouter l’album posthume intitulé « There is no end » qu’ils ont considéré comme très éloigné de l’œuvre musicale du défunt. Après différents échanges avec la maison de disque, la veuve du batteur faisait connaître son opposition à la publication de l’album. Le 30 avril 2021, date anniversaire du décès du musicien, paraissait pourtant l’album posthume et contesté.

Le 26 avril 2021, soit quelques jours avant la sortie de l’album litigieux, la veuve assignait Universal Music France en référé devant le Tribunal judiciaire de Paris. Selon la veuve de Tony Allen, la diffusion de l’album aurait constitué un trouble manifestement illicite au sens de l’article 835 alinéa 1er du Code de procédure civile notamment par l’atteinte au droit de divulgation, au nom et à l’intégrité de l’œuvre du défunt. Par ordonnance du 30 avril 2021, le juge des référés déclarait l’action de l’épouse irrecevable, sa qualité de conjointe ne lui permettant pas d’agir sur le fondement du droit moral. La veuve du chantre de l’afrobeat interjetait alors appel de l’ordonnance et le 20 avril 2022 la Cour d’appel de Paris infirmait partiellement la décision du tribunal judiciaire et la déclarait seulement recevable à agir au titre du droit au respect tout en la déboutant de ses demandes en absence de « l’évidence requise en référé ».

Le droit de divulgation réservé aux descendants de l’auteur
Prévu par l’article L. 122-2 du Code de la propriété intellectuelle, le droit de divulgation permet à l’auteur d’une œuvre de l’esprit de décider ou non de sa communication au public. Présumant que certains héritiers étaient plus à même de juger, une fois l’auteur décédé, de l’exercice de sa volonté, le législateur a prévu des règles de dévolution spécifiques différentes du droit au respect de l’œuvre ou du droit au respect dû au nom prévus par l’article L. 121-1 du même Code. Après de nombreux débats doctrinaux et d’hésitations jurisprudentielles, la Cour de cassation a dans un arrêt dit Utrillo tranché la question de la dévolution des différentes prérogatives du droit moral[1]. Les règles de dévolution prévues à l’article L. 121-2 ne s’appliquent que pour le droit de divulgation, les règles du droit commun prévues par le Code civil s’appliquant pour les autres prérogatives.

Ainsi, l’article L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose qu’au décès de l’auteur, le droit de divulgation est exercé par l’exécuteur testamentaire désigné par l’auteur. À défaut, ce droit est exercé « dans l’ordre suivant » par les descendants, par le conjoint survivant, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir. Il est donc important du vivant de l’artiste d’organiser la dévolution du droit de divulgation afin que son exercice puisse permettre la bonne exploitation des œuvres non divulguées. En l’espèce, aucune disposition testamentaire n’avait été prise par Tony Allen au bénéfice de son épouse. Or, celui-ci avait eu des enfants d’un premier lit et trois enfants avec sa deuxième épouse, qui seule avait pris l’initiative d’agir en justice. Malgré les attestations et courriers électroniques de ses enfants et de ses beaux-enfants, la veuve n’avait donc pas d’intérêt à agir sur ce fondement. Seuls les enfants de l’artiste auraient pu agir sur le fondement du droit de divulgation.

En revanche, les prérogatives du droit moral prévues à l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle obéissent aux règles de dévolution normales prévues au sein du Code civil et notamment de l’article 756 qui prévoit que le conjoint successible est appelé à la succession. La veuve fut donc considérée par la Cour d’appel comme un cohériter aux côtés des enfants du batteur. Dès lors, et contrairement aux co-auteurs d’une œuvre collective[2], un cohéritier peut agir seul en justice sans que les autres héritiers soient également partie prenante à la procédure[3]. L’épouse de Tony Allen était donc recevable à agir en défense du droit de paternité et du droit au respect de l’œuvre. La Cour d’appel infirme alors la décision de première instance sur ce point.

L’absence de trouble manifestement illicite au droit moral causé par la commercialisation de l’ouvrage posthume
La présente procédure est particulière car si elle mobilise le droit au respect de l’œuvre de l’auteur, le fondement procédural est le référé, soit une procédure d’urgence reposant sur l’évidence de l’atteinte à un droit. Utilisée pour sa célérité, cette procédure spéciale est en revanche risquée lorsque le critère de l’évidence est susceptible d’être débattu.

Telle fut malheureusement la difficulté sur laquelle a achoppé l’épouse du musicien défunt. Au soutien de son argumentaire, elle produisait plusieurs témoignages rapportant que Tony Allen était très exigeant dans son travail et que les batteries de l’album ne correspondaient en rien « au côté aérien et spatial des rythmes de Tony [Allen] dans la manière dont les rythmes ont été séquencés et remixés ». Ces témoignages expliquaient également que la méthode de création du musicien ne pouvait correspondre à celle finalement retenue par l’album. Des rappeurs étaient ainsi intervenus sur des morceaux de batterie alors que leurs voix n’avaient pas été enregistrées du vivant du batteur. Et surtout, toujours selon ces attestations, Tony Allen n’avait pas pu « y apporter sa validation finale qui lui tenait tant à cœur ».

À l’opposé, Universal Music France produisait un courrier électronique adressé au batteur avec une sélection d’artistes et des témoignages de collaborateurs. Un musicien relatait avoir rencontré le batteur lors d’une séance d’enregistrement qui attestait de son souhait de « proposer à des rappeurs une sorte de version plus acoustique du rap traditionnel ». Un autre musicien ayant collaboré pendant plus de vingt années avec Tony Allen affirmait que de nombreux enregistrements audio avaient été réalisés du vivant du batteur. L’ensemble de ces témoignages « émanant de personnes ayant, pour certaines, été les témoins directs de séances de répétition ou d’enregistrement de l’album litigieux, tendent à montrer que Tony Allen a souhaité pour l’album en cours de préparation un style nouveau incluant la participation de rappeurs et qu’il a consenti à ce que ses œuvres soient associées à d’autres œuvres. »

Devant ces différents éléments la Cour débouta l’épouse de ses demandes face à l’absence d’évidence d’une atteinte au droit moral de Tony Allen, la cour, audiophile, regrettant « qu’aucune comparaison avec l’œuvre passée, antérieure, à l’album litigieux de l’artiste n’[était] possible à partir des pièces versées au débat ».

Cette décision ne présume en rien une décision du Tribunal judiciaire sur l’atteinte au droit moral. En effet, le juge des référés ne tranche pas le litige au fond ; il ne fait qu’examiner si, avec l’évidence requise, une atteinte existe. Ainsi, une décision de référé est susceptible d’être remise en cause dans le cadre d’une procédure « classique » devant le Tribunal judiciaire. Affaire à suivre.

Un article écrit par Me Simon Rolin, Avocat à la Cour et Collaborateur du Cabinet.

Dans le cadre de ses activités de conseil et de contentieux, tant dans le domaine du droit de l’art que du droit de la propriété intellectuelle, le Cabinet Alexis Fournol accompagne régulièrement des artistes et des auteurs dans la défense de leur droits. Le Cabinet accompagne essentiellement des successions d’artistes dans les arts visuels tout en dédiant une partie de son activité aux successions de musiciens et d’écrivains notamment.

[1] Cass. civ. 1re, 11 janv. 1989, Bull. civ., no 9.

[2] Cass. civ. 1re, 21 mars 2018, no 17-14.728.

[3] Cass. civ. 1re, 15 févr. 2005, no 03-12.159.